Je travaille depuis un certain temps sur les archives Russes. Je pensais qu'il n'y aurait pas grand-chose. En réalité, il y a de nombreux livres anciens ou récents, d'archives gouvernementales ainsi que diverses documentations. La Russie Soviétique présentait la particularité d'être une bureaucratie très tatillonne où tout est retranscrit.
La vision de la justice de 1923 sur cette affaire de Cadillac vers la Russie des soviets relève du sophisme. Seznec a fait des faux donc il a tué et donc une affaire de Cadillac vers la Russie est impossible. Ce qui est plus inquiétant, c'est que ce type de sophismes a perduré et il s'est propagé jusqu'à nos jours avec les écrits d'un historien comme Michel Pierre. Ce dernier n'est probablement pas le mieux habilité à parler de la Russie Soviétique, sujet qu'il connait à peine mieux qu'un quidam moyen. Il a uniquement collaboré à la rédaction d'une compilation d'articles pour un dictionnaire sur la guerre froide. Il n'a fait aucune recherche personnelle et il ne connait pas les sources. Les quelques clichés qu'il offre sont parfaitement résumés par les lignes suivantes tirées de son livre : "Affaire Seznec, l'impossible innocence" paru en 2019 :
"Il n’y avait donc aucune difficulté pour le gouvernement soviétique à acheter des biens d’équipement par le truchement de plusieurs pays occidentaux, y compris quelques automobiles neuves pour les dirigeants du régime. Comment peut-on imaginer qu’une quelconque autorité de Moscou se soit lancée dans des achats plus ou moins clandestins sur le sol français de véhicules issus des stocks américains alors qu’il était possible de les acheter neufs à Londres ? De plus, comment imaginer que, pour ce faire, une quelconque officine se soit adressée à un conseiller général des Côtes-du-Nord et à un maître de scierie de Morlaix ?"
A la consultation d'archives soviétiques, je peux apporter un éclairage pour remplacer l'imagination de Michel Pierre. Je travaille actuellement sur une possible demande de révision. A ce stade, je ne ferai qu'un survol rapide du sujet. Je réserve mes sources pour une publication ultérieure.
En préambule, il faut souligner que le terme "d'autorité de Moscou" n'apparait que chez Michel Pierre. Il n'y a aucune mention dans le dossier d'instruction indiquant que les Cadillac auraient été destinées à une autorité de Moscou ou même au gouvernement. Il n'est fait mention par Seznec que de l'usage pour le ravitaillement. Ce détail que seul une personne très bien informée comme Léon Turrou pouvait connaitre est parfaitement exact.
Quelle est la situation de la Russie vers 1923 ?
Le régime des soviets est stabilisé. La lutte contre les blancs est gagnée. La "bourgeoisie" et les Koulaks ne présentent plus une menace car ils ont été largement massacrés par la Tcheka. Le pays sort à peine d'une famine effroyable responsable de la mort de millions de personnes. Lénine a introduit du capitalisme dans son vin rouge pour aider au redressement du pays. Il y a des oppositions à la NEP chez les doctrinaires comme Trotski. A cette époque, Lénine est physiquement très affaibli. Les dernières études sur sa santé montrent qu'il a eu plusieurs AVC à cause d'une maladie génétique affectant le cerveau. La guerre de succession est déclarée. Lénine veut écarter Staline qu'il juge trop brutal. A l'intérieur du régime, il y a de nombreuses oppositions, trotskistes, révolutionnaires, anarchistes, droitistes... Staline va réduire à néant toute cette agitation en établissant un pouvoir autocratique.
Les finances du pays sont catastrophiques. Les caisses sont vides. Les impôts ne rentrent pas ou mal et sont remplacés par un système de confiscation. Le gouvernement, l'armée rouge et la police politique, Tcheka-OGPU se servent d'abord et généralement ne manquent de rien. Par contre, le peuple vit dans un dénuement le plus précaire et il manque de tout.
Pour en revenir à l'automobile, les véhicules de luxe utilisés par les très hauts dirigeants proviennent du régime Tsariste. Ils sont renouvelés par des achats à l'étranger. Il s'agit de marques anglaises comme Rolls-Royce et américaines comme Buick, Packard, Pierce-Arrow, Cadillac.
Quelles sont les "autorités" qui peuvent se procurer des véhicules ?
- La police politique Tcheka, OGPU
- L'armée rouge
- les commissariats du peuple et les membres du Politburo
- les divers organismes gouvernementaux et assemblées du parti (Komintern...)
- les entreprises publiques et coopératives
- les organismes professionnels
- les entreprises privées
- les particuliers
- Les représentations diplomatiques
- les autorités provinciales et locales
- Les gouvernements et responsables des républiques autonomes
Tout ce beau monde recherche des automobiles qui est une denrée presque aussi rare à l'époque qu'une tranche de bifteck dans un magasin d'Etat.
Quel est le processus d'achat à l'étranger ?
Le processus d'achat de véhicules, de biens et matériaux n'était pas centralisé au sein du gouvernement. Il faut toutefois obtenir une autorisation d'achat à l'étranger. En ce qui concerne les entreprises privées et les particuliers, la difficulté réside dans l'obtention d'une licence d'importation. J'ai mis à jour des processus illégaux et astucieux pour faire rentrer quand même des marchandises.
Le gouvernement des Soviets achetait-il à l'étranger des véhicules de luxe d'occasion ?
Les véhicules neufs étaient achetés directement chez le fabricant.
J'ai retrouvé dans les archives russes des achats de véhicules de luxe destinés aux plus hautes autorités qui ont été achetés d'occasion à des particuliers. Les véhicules étaient expédiés en Russie où ils étaient reconditionnés et réaménagés. La raison de ces achats est que le budget de l'Etat n'était pas sans limite.
Le gouvernement des Soviets aurait-il pu acheter des Cadillac à un marchand de bois de Landerneau ?
En supposant que l'affaire de Cadillac mise en place par Quéméneur soit destinée au gouvernement soviétique, c'est tout à fait possible, à partir du moment où ce marchand pouvait trouver suffisamment de véhicules correspondants à la commande. Les achats d'automobiles d'occasion se faisaient grâce à un intermédiaire dans le pays qui avait pour mission de regrouper un certain nombre de véhicules par lot. Une fois les véhicules rassemblés, ils étaient examinés par un émissaire représentant l'agence ou l'administration gouvernementale acheteuse. Quand la transaction était finalisée, l'émissaire s'occupait de rapatrier les véhicules. Les archives expliquent comment. Bien entendu, les exigences sur la qualité étaient variables selon le prix même si les véhicules étaient destinés à être remis à neuf. Ce processus est parfaitement décrit dans les archives soviétiques avec moult détails. Ce modus operanti rappelle étrangement la description qui est faite dans le dossier d'instruction.
Il faut quand même noter que le circuit officiel principal passait par l'Arcos (All-Russian Cooperative Society) basé à Londres. Cela avait été le cas par exemple pour un important marché de camions français neufs. D'autres circuits passaient par Berlin ou la Finlande.
Il
faut souligner que les Cadillac étaient recherchées au même titre que d'autres luxueuses voitures américaines. Staline était très admiratif de ces véhicules. A
titre personnel, il préférait rouler en Packard.
Y-a-t'il eu une affaire de Cadillac avec la France selon les archives Russes ?
J'ai démontré qu'il y avait eu une affaire de Cadillac et que Leon Turrou était l'intermédiaire. Un historien russe évoque aussi une affaire de Cadillac vers le milieu des années 20. Ce marché de Cadillac qui semblait parfaitement légitime au départ s'est transformé en calamité. L'affaire en lien avec Quéméneur ne s'est pas faite. Ce dernier a perdu toutes les économies du couple Seznec devant servir à l'achat de Plourivo. Leon Turrou a dépensé l'argent au casino à Monaco. Quéméneur est revenu à Morlaix où il décède. On ne peut pas exclure un suicide.
En conclusion, l'affaire de Cadillac vers la Russie des Soviets décrite dans le dossier d'instruction Seznec ne présente rien d'extraordinaire. Nous ne savons pas si ces véhicules étaient destinés au gouvernement, à des organismes ou à des particuliers. D'après d'autres exemples d'achat à l'étranger de marchandises, un panachage était régulièrement opéré. Cela facilitait l'obtention d'une licence d'importation.
Il est regrettable que la justice n'ait fait aucune recherche sérieuse en 1923. Pendant 100 ans, aucun historien sérieux ne s'est penché sur la question. En 2019, Michel Pierre s'est autorisé à raconter des inepties, pensant que personne ne s'en apercevrait. C'est une manipulation de l'opinion assez détestable. Je ne crois pas que la réputation de Michel Pierre en sorte indemne.
Comme l'avait dit Bernez Rouz, régler cette affaire de Cadillac, c'est résoudre l'affaire Seznec.
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